O EVE ÊTES.
PRÉFACE
La commotion européenne à laquelle le monde entier assiste étonné et impuissant entraînera après elle des transformations profondes dans la société humaine tout entière. On s’y attend généralement. Ausst pense-t-on que ce sont les petiles nationalités qui bénéficieront surtout de celte gigantesque secousse, en obtenant leur liberté. Il est opportun que chacune des petites nationalités présente en ce moment au public qui réfléchit sa véritable situation.
Dans ce travail, nous voulons parler de la Li- tuanie!, pays digne d'intérêt, mais qui n’est pas assez connu en Europe. Nous présenterons ici sa physionomie nationale, qu'elle a eue au cours des siècles depuis le commencement de son histoire Jusqu'à nos jours. De plus, nous ajouterons à cette étude les éléments appelés à faire partie de l'organisation de la Lituanie, si son rêve sacré d'obtenir sa liberté politique devait se réaliser.
1 Nous avertissons le lecteur que, la lettre k n'existant pas dans la langue lituanienne, nous ne voyons aucune raison d’en met- tre une dans la traduction.
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La nation lituanienne tout entière est comnpo- sée des Lituaniens habitant la Liluanie majeure ou russe (dans les gouvernements de Kovno, Vilna, Suvalki, Grodno, Courlande et Vitebsk), des Letions (le gouvernement de Courlande et les parties des gouvernements de Livonie et Vitebsk) et des Liluaniens de la Lituanie mi- neure ou prussienne. Pour des raisons qui, dans une grande mesure, ne dépendent pas de nous, nous nous occuperons dans ce travail principalement de la Lituanie majeure.
On remarquera que le peuple liluanien est très religieux. Vu l'importance du rôle que l'Eglise a joué, joue et certainement jouera dans la vie de ce peuple, nous ne toucherons que très peu à cette question, en renvoyant les lec- teurs à des études spéciales.
Pour aider les lecteurs à mieux saisir et comprendre la situation, ainsi qu'à suivre plus facilement les indications historiques et géogra- phiques, nous nous permettons d'illustrer ce travail par deux cartes se rapportant aux don- nées qui se rattachent aux étendues politique, géographique et ethnographique dans les diffé- rentes étapes de son existence.
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par une description de Péveil national du peuple lituanien au XIX° siècle, et du déve- loppement de sa conscience nationale, qui a fait naître ses tendances à une émancipation dans tous les domaines de la vie publique.
PREMIÈRE PÉRIODE
Premières manifestations historiques du peuple lituanien et formation de l'Etat lituanien; les XI: et XII: siècles.
SOMMAIRE : La place des Lituaniens dans la famille des peuples indo-européens. — La situation géographi- que des tribus lituaniennes. — Le sort des Lettons et des Borusses. — Les plus anciennes données histori- ques concernant le peuple lituanien. — Les premières données sûres concernant la vie du peuple lituanien au Xe siècle de-notre ère et l'éveil des Lituaniens sous l'influence des expéditions des Slaves avoisinant leur pays. — Les impulsions extérieures pour créer un Etat. — Les facteurs intérieurs du développement de l'Etat lituanien : le caractère national et la morale, la religion et la structure sociale. — Le processus d'unification du pouvoir politique.
Par ses particularités physiques autant que par sa langue, la plus archaïque de celles de l'Europe, le peuple lituanien appartient à la grande famille indo-européenne. Mais certains philologues rapprochent les Lituaniens des
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Slaves, admettant l’existence, dans les temps anciens, d’une langue commune pour les Sla- ves et pour les Lituaniens ; d’autres, au con- traire, affirment que les langues lituanienne et lettone sont les deux restes actuellement survivants de toute une grande famille linguis- tique autonome, à laquelle a appartenu encore le prussien; mais cette dernière branche ayant été remplacée par l’allemand sortit de l’usage après le XVIe siècle. On appelle cette famille linguistique la famille baltique ou aestienne. Cette dernière opinion fut mise en valeur sur- tout depuis que les recherches ont été faites par les Lituaniens eux-mêmes, et que les addi- tions slaves dans la langue lituanienne ont été mises en relief.
On remarquera que la langue lituanienne est l’idiome le plus rapproché du sansecrit. Aussi, M. A. Meillet, éminent professeur au Collège de France, dit: «Qui veut retrouver sur les lèvres des hommes un écho de ce qu’a pu être la langue commune indo-européenne, va écouter les paysans lituaniens d’aujour- d’huit. »
Le lituanien est parlé surtout dans le bassin du Niémen et le letton dans le bassin de la Duna.
Le peuple lituanien habitait de temps immé- morial l’immense plaine au sud-est de la mer Baltique, entre la Dvins et la Vistule. A l’époque de leur apparition sur la scène histo-
1 Les Annales des nationalités, n° 5-6, p. 206, 1918.
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rique, au X° siècle, les peuplades lituaniennes se répartissaient le bord de la Baltique de la façon suivante : Les Lettgales habitaient la rive droite de la Duna dans le gouvernement de Vitebsk:; les Zemgales habitaient la rive gauche de la Duna inférieure, dans le gou- vernement de Livonie, et les Koures habi- taient le gouvernement de Courlande ; les Samogitiens (en lituanien Zemaiciai), ou les habitants de la basse Lituanie, peuplaient le territoire des affluents du bas Niémen (Nema- nas en lituanien) jusqu’à la Nieviaza (Nevè- zis en lit.), dans le gouvernement de Kovno; les Augstaitiens (Augstaiciai en lit.), ou les habitants de la haute Lituanie, occupaient le bassin de la Vilia (Neris en lit.), et d’autres affluents droits du moyen Niémen, dans les gouvernements de Kovno, Vilna, Grodno; les Sudaves dans le gouvernement de Suvalki et en Prusse orientale; les Yatviagues (Juod- vingiai et Jotvingiai en lit.) habitaient la forêt de Bielovieza, et au nord de celle-ci, les bassins des affluents du Bug et de la Narev d’un côté, et de ceux du Niémen de l’autre. Des archéologues assurent que, dans les anciens temps, les Lituaniens se répan- daient encore plus loin à l’est, et qu’on trouve des traces de leurs habitations jusqu’au fleuve Oka. Enfin, les Borusses, ou Porusses ou Prussiens (Prusaï en lit.), occupaient la plaine située entre le Niémen et la Vistule, la Prusse orientale actuelle.
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Les chevaliers teutoniques Porte-Croix sou- mirent par leurs croisades une des importantes tribus lituaniennes, les Prussiens, qu’ils exter- minèrent ou germanisèrent, et toutes les autres tribus lituaniennes furent refoulées sur le Niémen. Soit dit en passant, c’est le nom de ce malheureux peuple porussien qui a passé à PEtat puissant qui domine aujourd’hui sur l'Allemagne.
Les tribus Lettgales ou Latgales, Zemgales (Sémigaliens) et Koures se sont fondues en un peuple letton, qui occupe aujourd’hui un terri- toire de 63,300 kilomètres carrés environ, dans les gouvernements de Courlande, Livonie et Vitebsk. L'ordre allemand des chevaliers Porte- Glaive, établi à Riga, soumit tout ce pays, et y attira des colons allemands qui finirent par devenir les maîtres de la terre, du commerce et de l’industrie. Les indigènes furent réduits à la condition de paysans inférieurs, ou serfs. L’in- digène ne quittait la condition de serf qu’en perdant sa nationalité; il devenait alors un Allemand des provinces baltiques, ce qu’on appelle en Allemagne un Balte. Ainsi débuta le partage de la nation en deux tronçons, les Lettons devenus les sujets de Baltes allemands, et les Lituaniens restés indépendants.
Certains savants croient que Tacite est le premier historien qui fasse mention des Litua- niens en parlant des Aestii qui habitèrent sur le bord de la mer Suève (Baltique). Cependant, cette identification des Aestiens de Tacite
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avec les Lituaniens soulève encore des doutes. On considère comme plus assise l'opinion qui voit dans les Galindes et Soudines (Sudaves) des tribus lituaniennes qui, selon Ptolémée, géographe d’Alexandrie du Il* siècle, habi- taient la plage de la Baltique. Puisque les Sou- dines et Galindes sont mentionnés au XIIT° siè- cle comme tribus prusso-lituaniennes, il fau- drait dire que les renseignements sur l’établis- sement des Lituaniens en Europe remontent au Ile siècle de notre ère. Donc, déjà antérieu- rement à l’époque des migrations, on aurait vu les Lituaniens à l’état sédentaire dans le même endroit où ils se trouvent actuelle- ment, c’est-à-dire dans les bassins du Niémen (Nemanas) et de la Duna (Dauguva).
Les grandes migrations des peuples n’ont pas laissé sur la vie de ces tribus des traces bien perceptibles, parce qu’elles ne se trou- valent pas sur leur chemin et, de plus, parce qu'elles habitaient un pays couvert de forêts, plein de marécages et de lacs, sillonné par des fleuves en différents sens. Ces caractères topo- graphiques du pays ont fait concentrer la vie de ses habitants dans des endroits plus secs, comme sur des îles; les ayant mis ainsi à l’abri de toutes les influences étrangères, ils en ont formé un peuple doué d’une grande résis- tance physique, dans des conditions de vie dif- ficiles, au caractère tenace et persévérant, très conservateur et profondément attaché à sa religion et aux formes de sa vie sociale.
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Aussi, ces tribus ne se répandent point à l'extérieur et ne sont connues de leurs voisins que lorsque ceux-c1 font des tentatives pour leur arracher leurs terres, leur liberté et leur foi païenne (à la fin du X° siècle’). C'est seu- lement alors que la vie paisible de ces tribus fut ébranlée, elles commencèrent à s’agiter comme dans une fourmilière effrayée, et elles réagirent avec une force à laquelle ses peu avisés voisins ne s’attendaient pas. C’est grâce à ces agitations que nous avons des rensei- gnements plus ou moins clairs sur les Litua- niens à la fin du X° siècle. En 983, Vladimir le Grand, duc de Kiew, élargissant ses posses- sions à l’ouest du côté de la Pologne, pénétra aussi en pays lituanien et soumit pour peu de temps uns de ses tribus Yatviagues (Juodvin- giaï). Presque à la même époque (997), le mis- sionnaire saint Voitiekh-Adalbert fut immolé dans le pays de la tribu des Borusses (Prus- siens), ayant pénétré dans le bois sacré de Romové. En 1018, Boleslas le Vaillant, roi de Pologne, entreprend une expédition dans la terre des Juodvingiaïs et établit sa domination aussi pour un court espace de temps.
Mais ni les ducs russiens (ruthènes), niles Polonais, n’ont pu maintenir longtemps leur domination en Lituanie. Ces invasions de prin- ces étrangers eurent pour effet d’éveiller l’es- prit guerrier des Lituaniens, et leur attache-
1 J. Jaroszewicz : Le tableau de la Lituanie au point de vue de sa civilisation, t. I, pp. 35-87.
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ment profond à leur foi et à leur liberté’. Les Prussiens, qui étaient depuis plus longtemps inquiétés pour leur foi, par les peuples ger- mains, peut-être pour cette raison, possèdent des formes d’organisation religieuse et de culte plus déterminées. C’est sur le territoire de la Lituanie prussienne qu’on vit surgir le princi- pal centre religieux lituanien : Romové ou Ru- mava. Il y eut un sacerdoce hiérarchiquement organisé, Au sommet de la hiérarchie était placé un prêtre suprême, Krivu-Krivaïtis, dont le pouvoir religieux s’étendait parfois à presque toutes les tribus lituaniennes. Les Blancs-Rus- siens eux-mêmes ou Krivitches s’adressaient à lui pour consulter la volonté des dieux et l’appelaient «biely tzar », c’est-à-dire le roi blanc, à cause de la couleur de sa robe dont il se servait pendant les sacrifices solennels*. Entouré de nombreux prêtres, le Krivu-Kri- vaitis n’était que rarement visible au peuple des profanes et ne communiquait avec eux que par messagers munis d’insignes. Parmi les prêtres, on distinguait des voïdelotes dont une partie récitait les chants sacrés, tandis que les autres accompagnaient ceux-ci d’une musique religieuse. Chassé par les chevaliers teutoni- ques au XIII* siècle, le Krivu-Krivaïtis se ré- fugia près du confluent du Niémen et de la Doubissa, à Betygala, puis à Vilna. La cathé-
1 J. Jaroszewicz : op. cit., p. 35.
3 Maironis : l'Histoire lituanienne (en lituanien). Petrograde, 1906, pp. 16 et 17.
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drale catholique qui s’y trouve à l'heure qu’il est fut construite à l’endroit où se célébraient les rites païens. Son maître-autel fut érigé sur l’emplacement même où l’on maintenait le feu sacré éternel, znitche ou zinycia, l’honneur de la divinité suprême, Perkunas (le tonnerre). Les Juodvingiaïs (Yatviagues), étant exposés aux incursions des Prussiens et des Polonais, font paraître une vaillance extraordinaire. Leur bravoure dans les attaques, leur ténacité et leur endurance héroïque, pour la défense de la li- berté et de la foi de leurs ancêtres, ont fait la gloire de ce vaillant peuplet. Ces qualités du caractère national ne lui permirent pas de se soumettre à une domination étrangère, et il préféra périr dans une lutte désespérée, ou se sauver en émigrant chez d’autres tribus litua- niennes.
En même temps, les tribus centrales ou les Lituaniens proprement dits, c’est-à-dire les Augstaitiens, les Samogitiens et les Sudaves, grâce à leur situation géographique, ne de- vant pas lutter pour le moment à outrance, mais se rendant compte du danger, mirent ce temps à profit pour organiser un Etat puis- sant, en vue d'éviter le sort de leurs frères juodvingiaïs et lettons. Dans ce processus de formation de la puissance lituanienne, les guer- res jouèrent un rôle primordial. Au début, les Lituaniens firent la guerre pour se défendre;
1 J. Jaroszewicz: Le tableau de la Lituanie au point de vue de sa civilisation, t. I. p. 14.
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elle devint ensuite une espèce d'industrie; puis, quand l’occasion se présentait, on y recourut pour élargir les frontières de l’Etat lituanien. Cette période de formation de l'Etat lituanien est caractérisée par de nombreuses et irrésis- tibles incursions des Lituaniens sur les terres des peuples voisins, qu’ils remplirent d’épou- vante. Ces peuples slaves ne trouvant pas de moyens pour s’en préserver, un prince polonais, Conrad de Mazovie, invita en 1230 l'Ordre teu- tonique à combattre ces derniers païens de l’Europe. Mais ce grand événement de l’éta- blissement de l’Ordre teutonique à Kœænigs- berg et à Marienbourg n’empêcha pas le développement naturel de la Lituanie païen- ne; il apporta seulement une plus grande cruauté dans la lutte des tribus litua- niennes pour leur liberté, et fit inutilement couler des ruisseaux de sang.
Ayant indiqué plus haut les facteurs exté- rieurs qui ont contribué à la formation de l'Etat lituanien, essayons maintenant d’en faire ressortir les principaux facteurs inté- rieurs, et de parcourir brièvement cette for- mation elle-même. I] va de soi que, pour for- mer un organisme social plus ou moins stable, il faut avoir des assises durables, sur lesquel- les on puisse fonder l’édifice social. Citons avant tout, chez le peuple lituanien, les sui- vantes : le caractère moral relativement élevé, la religion païenne, qui le séparait des peuples environnants, et un régime économique et so- cial assez solide.
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Les Lituaniens, ainsi que nous le disions plus haut, sont très attachés à leurs coutumes traditionnelles, et, d’une manière générale, ils se distinguent par un caractère conservateur. De là, il n’est peut-être pas présomptueux de penser que c’est de leur ancien berceau, les Indes, qu’ils gardent aussi certains traits du caractère primitif aryen, qui joue un grand rôle dans leur morale. Le Lituanien, nous l’avons dit plus haut, se distingue par son endurance, une grande patience et persévérance; aimant à se concentrer dans l’intérieur de son âme, il est disposé plutôt à la contemplation qu’à la mani- festation à l'extérieur de son individualité; observateur fin, doucement ironique, tendre, il est plein du sentiment de la nature; devant les phénomènes de celle-ci, il semble éprouver une certaine piété panthéiste, et il se soumet facilement au destin. Modeste et presque timide d'ordinaire, il devient terrible, quand des cir- constances extérieures l’obligent à sortir de l’état psychologique qui lui est naturel. Enfin, il faut mentionner une très grande pureté de mœurs qu’on observe chez les Lituaniens. Ils se distinguent des autres races du conti- nent par la réserve délicate, par la discrétion pudique avec laquelle tous leurs chants popu- laires parlent de l’amour. Comme preuve, nous pourrions citer des fragments de leur poésie épt- que, qui se sont conservés de l’époque préhisto- rique, leur poésie populaire lyrique moderne « daïnos », qui, se distinguant par une tendresse
profonde, exalte la chasteté des mœurs. Leurs ennemis avouent eux-mêmes ces qualités, quoique craignant leur puissance, leur repro- chent d’être sauvages et cruels. La pureté des mœurs,chez les Lituaniens, était toujours en grand honneur, ils avaient même l'institution des vestales « vaidelotes » qui gardaient le feu sacré éternel, zntfche ou zinycia D'ailleurs, il va de soi que les Lituaniens étaient, eux aussi, enfants de leur époque, et ont commis des actes de violence et de cruauté. Mais si on les compare avec les peuples slaves chrétiens de cette époque qui les entouraient, et avec les Ordres teutoniques, Porte-Glaive et Porte- Croix, le jugement sur la valeur morale des Lituaniens païens ne leur sera point défavo- rable. Enfin, nous ne saurions passer sous silence le fait qui remplit d’admiration les annalistes contemporains étrangers, c’est que la Lituanie païenne des XIII et XIVe siècles est gouvernée par une série de princes- chevaliers païens, de vrais preux sans peur et sans reproche : héroïques dans la défense de leurs terres natales, et de la foi de leurs ancêtres, magnanimes à l’égard des vaincus, fidèles à la parole donnée, audacieux dans leurs conquêtes, sages administrateurs. des pays conquis, hommes d’Etat d’une puissante envergure dans leur politique étrangère. Tel fut le peuple qui a créé la dernière puissance politique païenne en Europe, et qui, malgré la pression de ses voisins chrétiens, a su sau-
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vegarder son indépendance et sa religion pen- dant presque quatre siècles (XI°-XIV®).
On ne doit pas considérer comme étrange ou fortuit cet effort de la nation lituanienne de sauvegarder sa religion, malgré le niveau moral assez élevé auquel elle se trouvait. La religion païenne retranchait les Lituaniens comme dans une île, au milieu des peuples chrétiens environnants, et constituait une force politique considérable, et le sacerdoce, plus ou moins bien organisé, y joua un rôle poli- tique très important. De plus, les Lituaniens trouvaient dans leur religion païenne un cer- tain nombre de vérités morales, ainsi que cer- tains idéals, tandis qu’ils ne voyaient pas d'exemples à imiter chez les missionnaires offi- ciels du christianisme, les deux Ordres teuto- niques, qui leur imposaient, en même temps qu’une religion nouvelle, aussi leur domina- tion politique. Tout cela encourageait les Lituaniens à défendre leur religion en même temps que leur indépendance politique, sans laquelle la première ne pourrait subsister.
La Lituanie proprement dite, à l’époque de la formation de sa puissance politique, devint un asile pour les éléments les plus énergiques et les plus fanatiques des tribus lituanien- nes, — Juodvingiais, Prussiens, Zemgales, Lettgales, — qui ne voulaient pas se soumettre à la domination des ordres allemands. Ce sont ces éléments aussi qui, dans une grande me- sure, contribuèrent, sous l’influence des cau-
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ses extérieures, à modifier les institutions lituaniennes politiques et sociales, et augmen- tèrent la force militaire de la nation. Aux XI° et XII: siècles, nous trouvons les pays litua- niens habités par des peuples sédentaires, et cer- tains annalistes ! du XIII siècle présentent les Lituaniens comme d'excellents agriculteurs, qui produisent plus qu’il ne faut pour leurs propres besoins. Cependant la pêche, la chasse, l’élevage des bestiaux et l’apiculture font partie des occupations ordinaires des Lituaniens. Au XIIe siècle, le pays lituanien est divisé en une série de petites principautés, qui sont restées, dans la suite, des unités administratives régionales. Chaque principauté formait le territoire d’une tribu, ou d’une com- mune autonome et indépendante. Dans ces communes, on observe la division des terres, l'inégalité des richesses, en même temps que la différenciation sociale et politique. Les sources historiques de cette époque parlent souvent des chefs de ces communes. Les Lituaniens eux-mêmes les appelaient rikas en Prusse, kunigas en Lituanie proprement dite. Dans des chroniques contemporaines, ces chefs sont appelés des meilleurs hommes, des nobles, des notables, des princes et même des rois, et elles les comptent en Haute-Lituanie et en Basse- Lituanie par dizaines ?.
1 Jean Kadlubek, chroniqueur polonais. 2 Prof. Lubavaky : Précis de l'histoire lituanienne (en russe), pp. 8-10.
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En cas de guerre surtout, le rôle de ces chefs était important. Au XIIe siècle, on voit se former une caste militaire qui joue dans la commune le rôle d’une milice ou d’une troupe. À la même époque, le pays est dominé par une fermentation guerrière, un pronostic des événements futurs !. Des réfugiés, arrivant de partout, renforcent cette fermentation. En même temps, on voit les Lituaniens servir dans des troupes étrangères, pour s'initier au métier des armes.
A la fin du XII siècle, nous voyons se des- siner dans les populations lituaniennes les classes suivantes : les masses populaires libres, les chefs, le clergé plus ou moins puis- sant, et la troupe princière composée de per- sonnes appelées ensuite boyars®. Ce sont là les principales classes sociales, qui se sont développées dans les deux périodes suivantes de l’histoire de Lituanie.
La guerre hâta la formation de l'Etat litua- nien. À la guerre, l’union des forces s’im- pose de toute nécessité. Aussi, on voit les chefs lituaniens s’unir en alliances‘. Ce pro- cessus unificatif aboutit finalement à l’éta- blissement du pouvoir monarchique. Les guerres des Lituaniens du XI° siècle et de la première moitié du XIIe siècle furent des
1 J. Jaroszewicz: 1bidem.
2 J. Jaroszewicz : op. cit., t. I, p. 37.
8 Jaroszewicz : op. ot., t. I. pp. 116-191. 4 Prof. Lubavsky: op. cit., p. 12.
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guerres défensives. Les Lituaniens, à cette époque, eurent à se défendre surtout contre les princes russiens et polonais, qui faisaient des expéditions à l’intérieur de leurs pays. Mais dès la seconde moitié du XIIe siècle, leurs guerres devinrent offensives : ils firent, à leur tour, des expéditions en terres russien- nes et en Pologne. Ceci prouve déjà une cer- taine union existant entre les chefs des tribus ou communes lituaniennes. Une des premiè- res et des plus importantes unions des chefs de la Lituanie et de la Samogitie qu’on con- naisse dans l’histoire eut lieu en 1215, où vingt princes lituaniens envoyèrent en Galicie leurs ambassadeurs, pour conclure la paix.
Au commencement du XIII siècle, les chefs des principautés ou communes lituaniennes n'étaient pas tous égaux, au moins en fait. Il y avait quelques familles «grand-princières » qui exerçaient une influence prépondérante sur les affaires du pays'. Dans la première moitié du XIII siècle, un des représentants de ces familles, Mindaugas (Mindovg, Mindove, Mintautas), écarta successivement, par dif- férents moyens, des affaires politiques toutes les autres familles et concentra tout le pouvoir politique entre ses mains à lui.
En 1248, il s’empara des possessions des plus puissants princes lituaniens, Viskint (Vikont), Tautivil et Edivid, pendant que ceux-
1 Dr Jean Totoraitis: Les Lituaniens sous le rêégne de Min- dove (en allemand). Fribourg 1905, p. 50.
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c1 étaient en expédition. Il mit ainsi fin au morcellement du pays, et en devint le maître unique. Il se fit même couronner roi de Lituanie dans la suite. Ensuite, Mindaugas profita des troubles occasionnés par les Tatars en terres russiennes, pour soumettre la Ruthénie-Noire, c’est-à-dire la région des affluents droits du haut Niémen; ici, la ville de Novgorodok; il en fit sa capitale. C’est ainsi que naquit la monarchie du grand-duché de Lituanie t.
DEUXIÈME PÉRIODE
Croissance de la puissance lituanienne dès la première moitié du XIII siècle jus- qu’en 1385.
SOMMAIRE : Mindaugas, premier grand-duc de Lituanie. — Ses successeurs immédiats. — Les acqui- sitions territoriales des grands-ducs Vyténis, Gedimi- nas, Algirdas (Augirdis, Olgerd), Keïistutas (Kens- tutas) et Vytautas (Vitold). — Les circonstances favo- rables aux conquêtes lituaniennes aux XIII et XIVe siècles. — La nature de ces conquêtes. — Les suites de la politique conquérante.
Le pouvoir grand-ducal lituanien naquit au milieu des luttes sanglantes. L'établissement de ce pouvoir provoqua une vive résistance à
_ 1 Prof. M. Lubavsky: op. cit., pp. 12-18.
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l’intérieur du pays ainsi qu’à son extérieur. À l'intérieur du pays, ce sont les princes que Mindaugas avait privés de leurs droits sur leurs possessions qui le combattaient. De plus, le grand-duc rencontra une opposition très vive à l’extérieur, surtout de la part des Porte- Glaive, qui voyaient avec haine s’accroître la puissance lituanienne. Cependant, ni les dis- cordes intérieures, ni les guerres continuelles ne pouvaient plus dissoudre l'unité établie. II est vrai que Mindaugas lui-même fut victime de la conspiration de ses neveux, en 1263, mais son œuvre d’unification lui survécut, les populations lituaniennes ayant besoin d’un fort pouvoir central pour se défendre contre l'ennemi extérieur. Les discordes elles-mêmes, survenues après la mort de Mindaugas, entre les compétiteurs au pouvoir du royaume de Lituanie, ne purent pas la dissoudre. Les pages d'histoire qui relatent les compétitions au pou- voir, surtout à l’époque de son développement au détriment des éléments libres, sont d’or- dinaire pleines de violences et de cruautés sanglantes. La Lituanie traversa une période semblable sous Mindaugas et ses successeurs immédiats, Treniota, Tautvila, Vaisvilkas (Voï- chelk, Vaïselga, Voïsielk), Chvarno, Traïdenis et d’autres 1. |
Le développement ultérieur de l'Etat litua- nien continua d’une manière plus uniforme au
1 Prof, M. Lubavysky : op. cit, pp. 12-13; Jaroszewicz : op. cit, t. I. p. 41.
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milieu des circonstances plus calmes, pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, le XIV siè- cle, et même au début du XV® siècle, avec un des plus ardents défenseurs des intérêts litua- niens, Vytautas (Vitold), dont le règne clôt la célèbre série de ses grands prédécesseurs grands-ducs Vyténis, Gédiminas, Algirdas (Olgerd) et Keïstutas (Kenstutas).
Le grand-duc Vyténis (1283-1315) réussit à acquérir la reconnaissance complète de sa di- gnité grand-ducale, et apporta la pacification et l’ordre dans le pays tout entiert.
De plus, il soumit la terre de Polotzk, sur laquelle, depuis longtemps déjà, les Lituaniens exerçaient leur influence.
Après lui, l’énergique Gédiminas (1315-1340) élargit les frontières de la Lituanie, au point qu’elle devint une grande puissance et, grâce à sa sage politique, il acquit un grand res- pect pour sa personne et pour son Etat. Il est considéré aussi comme fondateur de Vilna, capitale de la Lituanie. Il conquit une série entière de principautés russiennes, du côté de l’est et du côté du sud. Du côté de l’est, il an- nexa les principautés de Vitebsk, Minsk et d’autres moins importantes, du côté sud, la Po- lésie (bassin du Pripet) avec la ville de Pinsk, la terre de Brest et la plus grande partie de la Volynie avec la Podlachie. De plus, l'autorité de Gédiminas s’étendait au nord sur les répu-
1 Jaroszewicz : op. cit., p. 41.
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bliques russes de Novgorod et de Pskov, et au sud sur les terres de Smolensk, de Tchernigov, de Sévérie et de Kiew. Sur ces trois dernières, même la domination fut établie par son fils Algirdas (Olgerd), qui hérita des capacités militaires et du génie potitique de son père.
Dans ses travaux, Algirdas fut bien secondé par son frère Keïstutas, ce vaillant chevalier romantique de la païenne Lituanie, qui con- sacra la majeure partie de sa vie à retenir la pression de l’Ordre allemand de Kœnigsberg. A la suite de la guerre avec la Pologne, il annexa définitivement la plus grande partie de la Vo- lynie. Le duché de Kiew (Ukraine), qui n’avait pu être occupé que momentanément par Gédi- minas, fut définitivement annexé par Algirdas, qui y établit son fils Vladimir. Il conquit en- core la Ruthénie orientale ou Sévérie, avec les villes de Mohilew, de Briansk et de Novgorod- Sévérien. Mais c’est l’affranchissement de la Podolie du joug des Tatars qui fut son plus grand titre de gloire. Ces contrées, dévas- tées par les guerres civiles, appauvries par les impôts ou tributs tatars, se soumirent volontiers à la Lituanie, dont la souveraineté leur assurait la paix et la sécurité.
En jetant un coup d'œil sur les limites du grand-duché de Lituanie sous le règne d’Algir- das, nous voyons que la Lituanie touchait à deux mers, à la mer Baltique et à la mer Noire. | |
Mais c’est Vytautas (Vitold) qui, régnant en
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Lituanie depuis 1392 jusqu’à 1430, achève l'expansion territoriale de la Lituanie, par l’annexion définitive de la terre de Smolensk et de Podolie, et par la soumission à la domi- nation lituanienne des terres situées dans la région du haut Oka. Sous le règne de Vytau- tas, l’Etat lituanien, s’étendant de la mer Bal- tique jusqu’à la mer Noire, occupait les bas- sins de la baute et moyenne Duna, les bassins du Niémen, Bug, Dniépre et du haut Oka, c’est-à-dire la Lituanie ethnographique (gou- vernements de Kovno, Vilna,GrodnoetSuvalki), la Blanche-Russie, la majeure partie de la Petite-Russie (Ukraine) et une partie de la Grande-Russie, c’est-à-dire les gouvernements de Smolensk, Koursk, Orel, Kalouga, Toula et Riazan!.
Les conquêtes lituaniennes de l'époque que nous envisageons avalent leurs causesintérieu- res et extérieures transitoires. D’après ce que nous avons dit du tempérament lituanien, on n’aurait pas pu s’attendre à unetellemanifesta- tion de l’énergie conquérante dela part dece peu- ple, si on ne l’avait pas tiré de sa paisible exis- tence patriarcale qui durait depuis plusieurs siècles. Ayant éprouvé au X[, et dans la pre- mière moitié du XIIe siècle, une poussée de la part des peuples slaves, les tribus lituanien- nes accrurent encore leur force de résistance. Nous avons vu que l’état de guerre continuelle
1 Prof. Lubavsky : Precis de l'histoire de Lituanie (en russe), p. 55.
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avec leurs voisins fit naître le pouvoir grand- ducal, et créa l’unification des forces politi- ques et nationales de la Lituanie. En outre, à la même époque où se faisait l’unification des forces en Lituanie, en Ruthénie se dévelop- pait un processus opposé, celui de la décom- position des forces politiques et nationales. Précisément à cette époque du développement de l’Etat lituanien, il y avait beaucoup de fac- _ teurs qui contribuaient à l’affaiblissement et à la décomposition de la partie sud-ouest de la Ruthénie, comme, par exemple, les discordes continuelles et sanglantes des princes apana- gés qui eurent lieu après la mort de Yaroslav le Sage, les incursions des sauvages Petche- nègues et Polovtzes au début, l’envahissement des hordes tatares ensuite, la poussée du côté sud-ouest de la part des Polonais, les offenses de la part du grand-duc de Moscou, etc. Au début de la période que nous envisageons, en- core dans la première moitié du XIII siècle, où la Lituanie etla Ruthénie virent s’opposer à elles de nouveaux et irréconciliables ennemis, — la Lituanie deux Ordres allemands, celui des Porte-Glaive de Riga et celui des Porte- Croix de Kœnigsberg, la Ruthénie les Tatars, — les conséquences des luttes engagées furent tout à fait dissemblables pour chacun de ces deux peuples. Les luttes continuelles avec les teutoniques fortifièrent le pouvoir central en Lituanie, firent apprendre aux Lituaniens l’art militaire, et d’une manière
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générale, les rendirent aptes à une résistance plus forte, ayant éveillé chez eux l'esprit pa- triotique ; la Ruthénie, au contraire, désagré- gée, ayant succombé à la poussée des hordes tatares, tombe sous la domination de ces barbares. Alors les grands-ducs de Lituanie vinrent arrêter cette marche victorieuse des hordes tatares à travers la Ruthénie, et con- quirent ce pays dévasté.
La politique des Lituaniens se distinguant par la tolérance nationale et religieuse, les Ruthènes acceptèrent la domination litua- nienne au lieu du joug tatar, et se sentirent relativement satisfaits. Ils aidèrent volontiers ceux-ci dans leurs guerres contre les Tatars et les chevaliers teutoniques, qui avaient fait sentir aussi leur force aux Ruthènes.
On voit bien combien, dans cette combinai- son des forces politiques et sociales, les chefs .-de l’Etat lituanien devaient déployer d’activité, d’ingéniosité, de tact politique et diplomati- que. Les annalistes eux-mêmes rendent justice aux grands-ducs de Lituanie et à d’au- tres hommes politiques de cette puissance païenne qui savaient être à la hauteur de leur situation. L'énergie peu ordinaire, la persévé- rance dans des entreprises, l'intelligence des tâches à accomplir par l’Etat en même temps que la puissante envergure dans la politique intérieure et extérieure — voilà les traits qui caractérisent l’activité des grands-ducs de la période conquérante.
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Ce qui frappe avant tout dans cette politique, c’est ce fait que la Ruthénie, chrétienne déjà depuis quelques siècles, se concilia si facile- ment avec la domination de la Lituanie paienne.
La caractéristique générale des conquêtes des. terres russiennes par les Lituaniens, selon l’his- torien russe M. Lubavsky, professeur à l’Uni- versité de Moscou, se présente de la manière suivante : L'Etat lituanien «se créait en par- tie par voie des conquêtes que fit la Lituanie des terres et volostes russes (ou ruthènes, trad.), en partie par voie d’annexions libres au noyau fondamental — grand-duché de Li- tuanie dans l’ancien et restreint sens du mot. Mais l'impression générale est telle, que la force des armes lituaniennes jouait dans ce cas un rôle secondaire, car, sans parler de la soumission volontaire à la Lituanie de terres et volostes, la politique conquérante elle-même de la Lituanie ne rencontrait pas dans la Ruthénie orientale de résistance énergique, de sorte qu’il est difficile parfois de dire ce qui a précisément déterminé l’annexion, de la force des armes lituaniennes ou de la soumission volontaire.»
Après avoir indiqué que des conquêtes lituaniennes n’entraînent pas pour les pays conquis d’autres conséquences que la recon- naissance de la souveraineté grand-ducale de
t Prof. Lubovsky, Précis de l'histoire de la Lituanie (en rus- se) 1910, p. 82.
la Lituanie, le service militaire et le paiement du tribut, le même historien continue : « La Li- tuanie ne touchait pas à leurs vieilles habi- tudes, leur constitution intérieure ou leurs usages, et les princes lituaniens continuaient à les gouverner de la même façon que leurs prédécesseurs russes (ruthènes, trad.) par l’intermédiaire de mêmes boyars russes (ruthè- nes).!» Il est évident que, malgré leur anne- xion au grand-duché de Lithuanie, il y avait encore tant de force et de vie politiques locales, que les princes lituaniens ne croyaient pas pos- sible de toucher à leur intégrité et unité, et respectaient bien leur «ancienneté» ( vieux usages) politique.*» «L’organisme politique plus fort n’a pas ici englouti les organismes plus faibles, comme ce fut le cas ensuite au nord-est de la Ruthénie (Russie moscovite, trad.), et il ne les a pas transformés dans son sein. ° »
Les conséquences de cette période, au point de vue de lindividualité nationale, furent complètement opposées aux succès extérieurs. Avec la naissance du pouvoir grand-ducal, il a fallu créer aussi une classe par l'intermédiaire de laquelle il pourrait s’exercer. Les chefs des anciennes communes ou tribus indépendantes, à l’apparition du pouvoir grand-ducal, en par- tie restèrent dans leurs terres comme princes
1 Prof. Lubavsky, op. cit., p. 84.
3 Jbid., p. 55. 3 Ibid., p. 35 et 856.
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vassaux du grand-duc, ou bien formèrent la couche supérieure de la classe qu’on appelait au XIVre siècle les boyars. Cette couche supé- rieure de la classe des boyars constitue le groupe aristocratique qui fut appelé à la polo- naise seigneurs (pans) lituaniens. Les princes vassaux et les seigneurs lituaniens consti- tuèrent ainsi une forte aristocratie, qui, avec le temps, acquit une grande importance politi- que.’ Elle rendait de grands services à l'Etat : elle portait le fardeau du service militaire et c’est elle qui remplissait les cadres adminis- tratifs du gouvernement. C’est parmi cette aris- tocratie que s’est formé le Conseil du grand- duché qui, au début, n’a que voix consultative, mais qui acquerra, avec le temps, une impor- tance primordiale pour les affaires de l’Etat.
L'organisation de l'Etat lituanien coïncida avec l'annexion d’immenses territoires slaves, russes et ruthènes. Il va de soi que les diri- geants devaient tenir compte des institutions politiques et des usages juridiques des pays annexés.
À la suite de ces conquêtes, l'influence de la culture russe ou ruthène sur les classes dirigeantes se fit sentir en Lituanie, et s’ac- centua surtout au XIV* siècle, après l’annexion du duché de Kiew. Avec l'introduction du christianisme en Ruthénie, Kiew devint le pre- mier centre de la culture gréco-slave. Ce fait,
1 Prof. M. Lubavsky, op. cit., p. 15.
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important pour la Ruthénie entière, ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences pour la cul- ture lituanienne, dès que le duché de Kiew passa sous la domination des grands-ducs de la Lituanie. Déjà avant lannexion de PUkraine, commencèrent à se propager parmi les sphères dirigeantes de la Lituanie la lan- gue russienne et le christianisme du rite orien- tal. Même comme langue officielle du grand- duché de Lituanie, on ne rencontre dans des documents de cette époque que la langue rus- sienne. Le christianisme du rite oriental se propagea très facilement en Lituanie, ainsi que la culture orientale, tandis que le christia- nisme du rite latin, imposé de force par les Teutoniques, ne faisait pas grand progrès.
D’après ce que nous avons dit plus haut, on voit que les Lituaniens de cette époque ont su très bien assurer à leur pays l’indépen- dance complète à l’extérieur; mais à l’intérieur, ils subirent l'influence des peuples soumis. La civilisation nationale païenne, mise en contact avec la civilisation chrétienne gréco-russienne, céda devant cette dernière, malgré le niveau moral relativement haut auquel se trouvait la Lituanie païenne.
Les hautes classes sociales lituaniennes, étant pénétrées de cette civilisation étrangère, exercèrent aussi leur activité sous des formes civilisatrices gréco-russiennes. Ce fait eut pour fâcheuse conséquence la séparation entre les classes dirigeantes et les classes populaires
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restées fidèles aux formes de la culture natio- nale. Cette scission des classes dirigeantes et des masses populaires passa à travers l’histoire postérieure et créa un des plus grands drames dans son existence nationale. Ce n’est pas par la force de la volonté des puissants chevaliers teutoniques, ni par la volonté des hordes tatares, mais par la volonté implacable du sort que s’introduisit une fissure dans l’individus- lité nationale du peuple lituanien ; son appa- rition tardive sur l’arène historique, le manque d'activité nationale à l’intérieur du pays et la politique magnanime à l'égard des peuples conquis, ont fait ce que ne pouvait faire l’ennemi dépourvu de magnanimité.
TROISIÈME PÉRIODE
Union personnelle intermittente avec la Pologne (1385-1569)
SOMMAIRE: La civilisation orientale gréco-russien- ne et la civilisation occidentale latino-polonaise en Lituanie. — La question de l'introduction du chris- tianisme en Lituanie. — L'introduction du catholi- cisme par Jagellon et l’incorporation temporaire de la Lituanie à la Pologne. — La politique polonaise à l'égard de la Lituanie. — La politique lituanienne. — Le rétablissement du pouvoir grand-ducal en Lituanie
ER
en la personne de Vytautas (Vitold). — L'union de Vilna en 1401, — L'union de Horodlo en 1418. — L'importance du règne de Vytautas pour la Lituanie. — Le grand-duc Svidrigailo et sa déposition. — Le grand-duc Sigismond Ier et le rétablissement de l’u- nion personnelle avec la Pologne — L'avènement au trône grand-ducal de Casimir et la rupture de l’union avec la Pologne. — Le rétablissement de l'union personnelle avec la Pologne en 1447 par le fau de l'élection de Casimir comme roi de Pologne. — La politique de Casimir. — La rupture de l’union avec la Pologne à l'avènement au trône grand-ducal d'Alexandre. — Le rétablissement de l'union par l'élection d'Alexandre comme roi de Pologne. — Si-